Et si on prenait l’air ? Pour se changer un peu l’esprit et détourner le regard de l’actualité avec ses occurrences qui reviennent sans cesse en première ligne dans les médias, je ressens bien souvent ce besoin insatiable et salvateur d’aller prendre le pouls de la mer.
Avant la fameuse “deuxième vague” dont on avait prédit tant la venue que l’intensité – vision divine du pouvoir politique ou conspiration des figures emblématiques religieuses ? – j’ai pris le temps d’aller voir la mer. Cette habitude qui date de mon enfance est née d’un rituel familial, celui de contempler le spectacle marin au moment des grandes marées. A cette période, j’alternais ce plaisir avec celui de me recueillir en toute solitude face à l’horizon, à la pointe septentrionale de la station balnéaire.
Ainsi, aller voir la mer fut naturellement la première chose qui me vint à l’esprit le jour du déconfinement. Trouver un lieu privilégié idéal pour regarder le spectacle de la mer, c’est le remède naturel le plus sain et efficace que je choisis pour me ressourcer, dès lors que les montagnes me paraissent trop difficiles à atteindre ou à gravir.
Or, ce jour-là, les vagues se formaient avec une délicatesse qui frôlait la perfection, à la limite de l’artistique, l’iode avait un goût de parfum enivrant, les surfeurs se glissaient avec dextérité dans les rouleaux. Le tableau était presque parfait. Il flottait dans l’air un état de bienveillance et d’insouciance, comme si rien n’avait jamais séparé personne. Les gens se souriaient-ils les uns aux autres parce qu’ils étaient portés par la joie de se retrouver ou parce qu’ils étaient témoins d’un moment qui débordait soudain de vie, après une période si étrange et inconnue ?
Ce sentiment était résolument amplifié par l’énergie décuplée des vagues, la puissance des éléments naturels non quantifiable et la beauté du décor presque intouchable, malgré sa vulnérabilité mené à mal par le poids de l’activité humaine à l’échelle de la planète.
Parfois, je me demande si je ne m’efforce pas d’agiter tous ces superlatifs par simple besoin de retourner en arrière, entraînée par la nostalgie totalement inconsciente de retenir toutes les choses qui nous échappent. A l’instar de ce sentiment d’impuissance certain face à la grandeur qui nous fait peur. Et pourtant, ce face à face vital me nourrit plus qu’il ne me détruit. Il me rend moins forte ou moins résistante, dès lors que je manque à cet appel intérieur.
C’est pourquoi, je n’y vois aucun signe du hasard si j’ai ressenti cet été le besoin de détourner mon chemin vers la Bretagne. Non pas que je tenais absolument à me jeter dans les vagues pour augmenter les sensations physiologiques et accroître ainsi l’ancrage avec le vivant. En revanche, je suis partie animée par le désir de retrouver ce bien-être qui me nourrit depuis l’enfance. Porter de nouveau mon regard sur le mouvement permanent de la mer combiné aux états d’âme des éléments naturels. Rester dans l’observation, sans jugement. Et me sentir ainsi plus vivante que jamais.
Je ne trouve d’explication plus naturelle à cet état d’être que le lien qui existe entre les marées et la combinaison des forces gravitationnelles de la lune et du soleil, et par la rotation de notre chère planète autour des astres célestes.
Il est des environnements où une simple hypothèse devient presque une évidence. Le vent, l’iode, la houle… en Bretagne, ce sont tous les sens réunis qui entrent en interaction dans un même espace-temps. Avec en prime, de grands espaces de vie pour se mouvoir et se prêter à tous types d’activités sportives, propices à l’exercice ou simplement à la détente ou encore à la contemplation.
Or, ce sentiment fort de liberté induit par le trop plein d’espace salvateur, offre une parenthèse de respiration jusqu’à ce que le corps – connecté plus que jamais avec tous ces éléments – parvienne à atteindre une certaine forme de bien-être. Un état d’être où le psychique se détache de l’enveloppe corporelle. Une harmonie intérieure rendue possible grâce à la suspension d’un souffle antérieurement trop court, trop rapide, où s’entremêle celui d’une nature résolument vivante et en perpétuel mouvement.
Un état de conscience pleinement satisfait ? Sauf avis contraire, ce ressenti nous comble de résultats palpables dans l’instant. Voici bien sûr ce qui anime prioritairement nos quêtes de grands espaces et de nature préservée.
Tel un mustang fougueux lancé au galop dans la lande ou sur une longue plage de sable fin… que ce soit par son décor ou par le simple va-et-vient des vagues dont le bruit nous berce et nous transporte agréablement, la Bretagne nous échappe par son caractère impétueux, comme un animal impossible à apprivoiser.
Sans forcément vouloir attribuer d’étiquettes, voici ni plus ni moins ce qui constitue la beauté, du moins tous les charmes de cette région sauvage et préservée. Certains iront jusqu’à qualifier ainsi son caractère, son identité dont la légende n’est plus à prouver.
Les marins bretons ayant autrefois beaucoup voyagé, on ressent un peu partout en Bretagne comme un parfum de bout du monde qui flotte dans l’air : depuis le haut d’une falaise, un GR, sur une crique déserte…
Partout, la nature sauvage invite à l’évasion et la beauté impénétrable de ces paysages esseulés nous plonge dans un décor qui mêle solitude et ivresse, un étonnant face-à-face avec soi-même et le monde de l’étrangeté.
Atmosphère… Ne serait il vraiment qu’une question d’atmosphère ? De la presqu’île de Crozon et sa côte aux couleurs méditerranéenne à la presqu’île de Quiberon avec sa côte sauvage et son isthme recouvert de dunes de sable sur des kilomètres, la Bretagne sud serait elle prête à rivaliser avec la beauté légendaire de la Bretagne nord ?
Si l’on considère les nombreuses similitudes d’ambiances, l’odeur du goémon, la rudesse du granit, la fraîcheur des crustacés, le goût fumé de la galette saucisse sur le marché du jeudi ou du dimanche matin ou encore la quantité de beurre dans le kouign-aman, rien n’oppose vraiment le nord et le sud.
Avec ses dégradés de gris, les nuances de colorimétrie infinies de la mer, un littoral prisé pour les activités nautiques (voile, surf, char à voile), ses ports autant peuplés de bars que de cormorans, l’animosité et l’enthousiasme pour les fest-noz et les festivals, n’y-a t’il rien de commun aux deux hémisphères ?
Ainsi, si l’on ne s’amuse qu’à comparer ses attributs du territoire breton, le fameux duel qui confronte le nord et le sud ne serait qu’une légende urbaine, inventée pour alimenter les esprits curieux.
On compare souvent les Abers aux Antilles bretonnes… Mais, la belle et grande île au nom éponyme cumule un nombre de criques aux eaux translucides pas moins paradisiaques. Par ses vues plongeantes, ses plages de sable fin, la ruralité de ses terres intérieures et la diversité de ses paysages : point d’orgue ultime de mon séjour et après une première visite hivernale, Belle-île-en-mer m’a définitivement conquise. Lorsque l’on emprunte le GR34 pour en faire le tour, on se croirait tantôt dans les îles atlantiques, tantôt en Ecosse, en Nouvelle-Zélande ou même en Corse.
J’ai autrefois bien apprécié la quiétude de Bréhat, la discrète, à l’heure où les bateaux de plaisance et les vedettes ont quitté le port pour ramener les touristes à Bréhat, juste en face sur la grande terre.
Houat, Houadic, Groix… toutes ces îles qui se détachent pour former un territoire à part entière, ces petits cailloux aux airs de bout du monde, vous font voyager à eux-seuls par leurs caractère et leur singularité. Comme tous noms qui ont gravé leurs syllabes dans les dictons locaux : Molène (voit sa peine), Ouessant (voit son sang), Sein (voit sa fin)…
Si j’ai eu la chance de faire escale dans de nombreux ports bretons, foulé une grosse partie de l’emblématique GR34, crapahuté sur les rochers de granit ou les blocs roses de Ploumanach, je n’exclue pas un léger signe de chauvinisme. Mon coeur est resté en partie sur les côtes d’Armor (entre le Cap Fréhel et la longue plage de Saint-Cast), avec un gros penchant pour la côte d’Emeraude, de Saint-Briac à la Pointe du Grouin, juste avant Cancale, en passant par Saint-Servan et les belles plages de Saint-Coulomb.
Ici, le paysage côtier ouvre une autre fenêtre de respiration ; comme une grande bouffée d’oxygène, on respire l’air du large à plein poumons. Mais, l’intérieur des terres n’a rien à envier au littoral. Entre terre et mer, les bords de Rance offrent des paysages d’une toute autre quiétude. Pour des escapades et randonnées hors du temps. Quant aux forêts, elles constituent de vraies labyrinthes pour faire la chasse aux menhirs.
Le temps. Ce facteur et dénominateur qui me lie autant à mes souvenirs d’enfance qu’à mes racines avec toujours la même intensité. N’est ce donc pas lui-même qui me retient ici ?
Les bretons sont fiers de perpétuer leurs traditions, de partager leurs recettes et de jouer avec le costume “national” (ciré, bottes et marinière), autant de signes de reconnaissance qui caractérise une fratrie entière.
Mais, la plus grande fierté, n’est ce pas ce privilège d’être les derniers spectateurs de l’hexagone à pouvoir contempler chaque soir le soleil ?
La Bretagne est résolument un vaste et beau terrain de jeu pour se régénérer et prendre un vrai bol d’air. Et la vision de l’horizon qui se teinte de couleurs flamboyantes, notamment au moment des marées montantes, reste un spectacle dont on se souvient toute sa vie.
En se gorgeant d’air pur et de lumières exceptionnelles, alors que se confondent la mer et le ciel, on prend conscience que la nature est toujours en mouvement, impermanente. Un constat réconfortant ? Ou un sentiment plutôt effrayant ?