Pèlerinage chez les Goloks de l’Amdo : août 2004
Sur les pas d’Alexandra David Néel, cette aventure nomade en pays Golok m’a conduite à la rencontre des pèlerins Amdowas autour de l’Amnye Machen, l’une des montagnes sacrées du Tibet oriental. Au menu de ce voyage hors des sentiers battus : l’odeur du thé au beurre salé dans les monastères isolés, l’initiation à la tsampa, les moines, joystick au point dans les cybercafés, l’animation des bourgades-relais, véritables « far-east» chinois et le clou du « spectacle » : l’arrivée d’une réincarnation (= tulku) dans un monastère de l’école des « Bonnets Jaunes » (= les Gelukpas ou les « vertueux ») près de Labrang. Aux confins de la Chine et de la Mongolie, entre immensité des hauts plateaux et les douces dunes vertes d’altitude criblées par les troupeaux de yacks et de moutons, l’Amdo dévoile les anachronismes d’un mode de vie partagé entre sédentarisation et nomadisme.
https://delautrecotede.wordpress.com/mars-2011/pelerinage-che…ntal-aout-2004/
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Vendredi 6 – Samedi 7 août 2004
Mars 2003. Je découvrais avec une grande admiration et beaucoup de curiosité les récits elliptiques de l’une des plus grandes exploratrices des altitudes himalayennes : Alexandra David Néel.
Non seulement captivée par sa plume, mais surtout par ses histoires de brigands-gentilshommes et ses séjours dans les collèges monastiques Gelukpas, mais surtout par la force de sa passion et de sa détermination, aurais-je un jour seulement pensé partir sur la trace de ses pas ?
Revivre comme tout fantasme, avec le souffle anachronique d’une occidentale, ses aventures historiques sur ces terres mythiques, spirituelles et célestes ?
Août 2004. Un an et 4 mois exactement après la fin de mes lectures, je réalise ce rêve inconscient : partir au Tibet.
Atterrir à Pékin et découvrir l’Amdo. Province du Qinhai, intégrée aujourd’hui à la République Populaire de Chine, l’Amdo révèle encore les secrets sans âge du Tibet historique. Aux confins de la Chine et de la Mongolie, il dévoile le quotidien mystérieux de nomades et de pèlerins, maîtres de vastes plateaux herbeux.
Terre de légendes relativement isolée et ayant résisté longtemps à l’invasion chinoise, cette région peu connue des trekkeurs m’invite à une nouvelle errance, à la fois exotique et « ethnologique ».
Après une si longue attente de ce voyage, voyage dans un ailleurs toujours fabulé, même si nourri de quelques lectures et images trop immortalisées pour faire vivre ma curiosité, je repartais enfin ; sur la route d’une nouvelle invitation au rêve, riche en rencontres et évasions itinérantes.
J’oublie vite l’orage apocalyptique, ses torrents de boue, la rage d’un patron qui ne se détache jamais de ses angoisses pécuniaires jusqu’au moment du départ et, un peu moins rapidement, les lourdes inquiétudes qui pèsent sur la conscience de cet être si cher à mon quotidien, à mon cœur et à ma vie.
En quittant Nice, je m’évade déjà un peu vers cette toute prochaine destination, le numéro Août-Septembre spécial Tibet de Trek Magazine grand ouvert sur l’Amdo.
Heureux hasard ? Qui aurait cru partir plus au cœur de l’actualité ? Etonnant préambule pour un voyage presque improvisé, n’est-ce pas ?
Avant le départ, rendez-vous sur la mythique place Sainte-Marthe, le temps d’une soirée plus chaleureuse que nostalgique… retour un an en arrière (en vous épargnant, bien entendu, les nombreux flash-back…) dans une ambiance typiquement parisienne.
Et, pour une dernière fois, un autre retour encore plus en lointain cette fois, le temps d’une nuitée dans la moiteur du 6ième étage, au numéro 46 du boulevard Raspail. Adresse historique presque vénérée dans le récit de mes premiers pas à Paris…
A disposition dès le lendemain matin, quelques commerces indispensables pour en arriver à la conclusion suivante : mon Nikon, de son prénom FX60 ne fera pas partie du voyage ! Mauvais sort ou jeu du hasard que de partir sans zoom ni objectif avec un boîtier autofocus incompréhensible ?
Hélas, il faut parfois croire à son « malheureux » sort de trekkeuse avide d’images inédites à immortaliser.
Encore un peu de patience avant d’arriver au but, avec une petite pause « Gouda » au pays des « coffee shops »… Je ne testerai pas les spécialités locales et n’assisterai pas non plus à la « Love Parade » de l’été, mais je me contenterais d’explorer tranquillement les richesses du merchandising de ce vaste aéroport aseptisé.
Embarquement pour 9 heures de vol avant de reconnaître les coéquipiers de mes 2 prochaines semaines ! Signe que la dernière étape approche de la finalité de ce long voyage, sans retard ni désagrément. D’ailleurs, l’atterrissage dans un désert de canyons ocre et escarpés réjouira tous les passagers !
Xining. Modeste aéroport où nous devons rejoindre à pied sur la piste la salle des bagages dans un hall unique, animé et convivial. Très modeste si l’on considère la population de Xining, soit une ville de 1.800.000 habitants « seulement » !
La périphérie de cette moyenne agglomération quadrillée d’un véritable réseau autoroutier est cadrée de nombreux postes militaires et de chantiers, ce qui lui donne des airs d’une cité ouvrière dévastée, dépourvue de toute présence humaine.
En centre-ville, les grandes artères criblées d’enseignes publicitaires colorées et exubérantes, ainsi que le tumulte citadin ne nous effraie pas, mais nous assourdissent totalement.
Pourtant, la circulation, alternance de taxis rouges et de bus bariolés à la mode chinoise, n’est pas aussi dense que celle d’une capitale européenne. Et les amateurs de shopping encore discrets. Les boutiques occidentalisées ou « sinisées », en revanche, ont fleuri à touche-touche.
Derrière la vitrine d’une boutique de prêt-à-porter, deux jeunes mannequins habillés en mariés sourient aux passants, pour le nom d’une marque de « haute-couture » ; c’est le dernier chic à la mode chinoise !
Heureusement, au milieu de ces usines à karaoké, se perpétuent encore quelques traditions de rue propres à toute l’Asie ; sa multitude d’échoppes, des triporteurs d’objets en tous genres et, toujours, aux quatre coins des rues, toute une population qui se régale de nouilles sautées et de légumes frits, assise devant les gargotes ou bien aux comptoirs de celles-ci. A toute heure, les baguettes claquent au fond des bols, avec un léger bruit unique et inimitable.
Voici ce qui reste de l’authenticité de cette ancienne ville tibétaine devenue chinoise après plus de cinquante années de colonisation. Sur le marché, nous commencerons notre initiation gastronomique en goûtant du yack séché.
Et, pour le souvenir, pas un seul d’entre-nous n’échappera à la séance « photomaton » ; un passe-temps qui rencontre un fort succès auprès des jeunes adolescents, habillés des contrefaçon Gucci et Vuitton qui se précipitent pour se faire photographier sur un fond d’images mangas ou de couvertures de magazines de mode. Les hommes, eux, préfèrent se défier au billard, juste à l’écart du marché.
Quand le souffle du vent augmentera en intensité, nous déciderons de mettre fin à cette première approche urbaine, dont la population exclusive et majoritaire, laisse une minuscule place seulement aux musulmans et aux tibétains encore rescapés ou déjà acculturés.
Au cœur de cette réalité, nous terminerons la soirée dans un petit salon de l’hôtel, haut sur étages, à la décoration totalement dénuée de goût.
Standardisation absolue d’un mode de vie à mi-chemin entre le monde occidental et la rigidité du système communiste.
Dimanche 8 août
Ce matin, direction Kumbum, un grand centre spirituel, haut lieu historique, pour une première approche de la culture bouddhiste.
Incursion dans cet imposant ensemble religieux édifié en 1560 sur le lieu de naissance de Tsongkhapa, le Fondateur de l’Ecole des « Bonnets jaunes », les Gelukpas. Un grand stupa a même été construit précisément à l’emplacement où il fut mis au monde.
L’architecture et la décoration intérieure de ce monastère différent totalement des établissements bouddhistes de l’Asie du Sud-Est. Parquets laqués, couleurs très vives et soieries resplendissantes, ces lieux confèrent une chaleur et une atmosphère vraiment particulières, parfumées des senteurs d’encens qui ne s’éteignent jamais.
Dans l’un des édifices, une gigantesque sculpture en beurre de yack représente des scènes religieuses, dont les détails finement taillés et ses peintures ont été parfaitement conservés.
Au pied des autels, les pèlerins ont disposé des tormas, gâteaux de tsampa destinés à être brûlés durant les rituels. Dans la salle de prières, une immense bibliothèque composée de petits coffrets, contient des livres de tous les moines de la Cité.
Partout, la photo, voire même une sculpture représentative du 10ième Panchen-Lama ; le 11ième, encore très jeune, se serait enfui… Seul le Dalaï Lama détiendrait le nom de sa cachette. Un remplaçant a bien été désigné par les Chinois.
Or, comme le Dalaï Lama – émanation de Chenrezig, Bodhisattva de la compassion et protecteur du Tibet – le chef spirituel de la communauté lamaïste, ne le reconnaît pas, c’est l’image du précédent que l’on identifie dans tous les monastères qui échappent au contrôle de l’administration chinoise.
D’ailleurs le père de notre guide, Tsegon, a été longtemps son garde du corps. Bien entendu, son fils vénère une foi sur dimensionnée à sa religion.
Pour « l’anecdote », il a survécu comme beaucoup d’autres tibétaines, à sa fuite vers Dharamsala après 34 jours de marche, se nourrissant essentiellement de tsampa (lire l’épisode suivant pour mieux comprendre ce vocabulaire incompréhensible pour tout occidental non éduqué).
Fort heureusement, on constate que l’invasion chinoise n’a pas totalement détruit les richesses de ces monastères à la culture millénaire, tout d’or et de soieries revêtus.
A l’exception d’un jeune Russe ralliant Saint Petersbourg en auto-stop – celui-ci ne semblant pas une seconde effrayé par les 9.000 kilomètres séparant sa destination finale – seuls des touristes chinois visitent ces lieux sacrés, par bus entiers.
Mais, parmi la masse de visiteurs, seuls les tibétains se recueilleront devant Sakyamuni. Plus rares encore les pèlerins qui se prosterneront sur d’étroits tapis ou à même le sol ; un exercice équivalent à une série d’une centaine de pompes.
Bien que l’on ne l’ait jamais soupçonné encore, l’un de nous ayant déjà atteint l’éveil dans son apprentissage bouddhiste, nous retrouverons celui-ci réincarné en lui-même à sa place dans notre trafic, de retour parmi les vivants pour nous aider aussi, un jour, à trouver ce même état d’éveil…
Petite séance karaoké dans le bus où Tim et Tsegon se partagent la vedette sur la route qui conduit à Chabcha : au programme, révision du répertoire de chansons tibétaines jamais entendues, même si l’un des interprètes de cette même nationalité ne parle que le chinois (exemple même d’une nouvelle génération acculturée !).
Nous traversons des vallées très vertes immaculées de moutons et de yacks et, déjà, les premières tentes de nomades apparaissent.
L’arrivée à l’hôtel sera légèrement perturbée par un petit incident, une petite chute de tension qui me mènera par deux fois consécutives, inconsciente, sur un lit qui ne m’était pas spécialement attribué. Quelle étrange réaction pour une première nuit à 3200 mètres ?
Pour changer du cadre ordinaire de l’hôtel, Tsegon nous accueille dans sa famille. Au fond d’un joli patio, nous serons chaleureusement et copieusement accueillis ! Cette rencontre permettra aussi de découvrir un astucieux ustensile de plein air : une bouilloire solaire !
Avant de nous endormir, ne manquons pas les divertissements de l’été organisés par la petite bourgade : un madison en plein air ! Sans micro ni grand écran, l’ensemble de la population réunie se plaît à ce divertissement avec une bonne humeur partagée !
Si Chabcha semble complètement endormie, vous trouverez encore un peu d’animosité dans le web bar interdit aux moins de 25 ans. « Chats » ou jeux en réseau, tout est permis avant minuit et pour les moines y compris !
Lundi 9 août
Après une nuit de sommeil entrecoupée d’insomnies, les bagages seront fermés bien avant l’heure convenue.
Contrairement à une panne de réveil qui aurait pu retarder le départ, la mienne me laissera pas moins de 40 minutes pour attendre le reste du groupe.
Peut-être expliquera t’on la nuit agitée par la longue métaphysico-psychologico préparation à la dégustation de spécialité tibétaine universelle, la tsampa ?
Salée et cuisinée au beurre de yack, à mi-chemin entre le porridge et le bol de céréales, la tsampa est un étonnant mélange d’un contenu réduit en bouillie qui inspire peu confiance, à base de farine d’orge grillée, le tout agrémenté d’un gros morceau de beurre.
A jeun, la prise de risque sera doublée… Pourtant, vis-à-vis de la famille de Tsegon qui nous reçoit et sous le regard curieux de deux jeunes moines, nous nous retrouvons très vite pris au piège ! Sans oublier que l’attention particulièrement bienveillante de nos hôtes se justifie par l’unique crainte de retrouver nos bols totalement vides !
A leurs côtés, les deux parents à la mode d’un tout autre siècle nous observent sereinement, tout en récitant des mantras, sans lâcher d’une prise leur chapelet. Lui, d’une classe et d’une tenue ni fière ni anodine dans ses habits traditionnels et coiffé d’un large chapeau de feutre – sorte de grande visière pointue pointée sur le côté. Elle, vêtue de sa Chuba et coiffée de 1001 tresses très fines.
Après la dégustation légère et bien dosée, toute la famille s’amusera à déguiser deux d’entre-nous de leurs costumes de fête traditionnels : nul besoin d’interprète pour rendre compte de la situation loufoque et anachronique !
Après quelques rapides préparatifs et soucis de logistique locale, nous monterons les quelques marches du bus pour un long mais beau trajet à travers l’Amdo.
Depuis les grandes plaines arides couvertes de voluptueuses dunes de sable aux vallées très vertes mouchetées de noir et de blanc par les troupeaux broutant sur les pentes abruptes, jusqu’aux grands reliefs plus ou moins creusés et tourmentés, la diversité de toutes ces grandes étendues sauvages comblera notre fatigue due au long transfert.
Premier plan ou second plan, dentelles de roche et névés sur le massif de l’Amnye Machen (une montagne sacrée par les pèlerins tibétains qui la parcourent lors des pèlerinages appelés « khoras« ), les transitions géologiques et picturales offriront un tableau sensationnel pour tous les amateurs de contrées montagneuses.
Et pour les âmes d’ethnologues non avertis, la petite halte dans le relais bourgade de Wanquan démystifiera la férocité du peuple Golok par une première rencontre plutôt timide mais fort curieuse.
Autant les enfants au visage buriné que les « cow-boys » himalayens vêtus de manteaux en fourrure ou peaux de léopard des neiges (= Chubas) sillonnant la ville – une seule et unique artère centrale – sur leurs motos tout terrain, tous provoqueront la rencontre par le regard, par un sourire ou par un simple coup d’œil à travers la fenêtre.
Pourtant, dans la petite gargote où nous déjeunerons, le décor et l’ambiance sont fortement influencés par la mode chinoise : paysages sur fond de soleil couchant , nature morte aux couleurs acidulées et un mobilier d’un kitch absolu, presque pour nous persuader de visionner les feuilletons de Kung-Fu qui défilent sur le petit écran !
Sur ces images, nous nous apprêteront à rompre une fois pour 5 jours seulement – selon ordonnance Golok – tout contact avec la réalité urbaine et la surabondante médiatisation.
En effet, seules les gouttes de pluie sous la tente, le murmure du ruisseau et le hennissement des chevaux de notre campement résonneront dans le silence absolu de la nuit et de la nature, une vallée encastrée au pied de lourds massifs rocheux à 3900 mètres d’altitude.
Mardi 10 août
Premier lever tranquille et naturel dans un cadre sauvage exceptionnel. Après plusieurs averses nocturnes, l’humidité qui imprègne le site nous conforte dans nos affaires les plus chaudes ou bien à l’abri et surtout dans la chaleur de la yourte tibétaine.
Autour de nous les « yackmen » chargent déjà les robustes bêtes qui paissent autour des tentes alentour. Au signal du départ, elles seront toutes encordées et rejointes par quelques chevaux fougueux, comme échappées d’une tribu apache.
Et, quand Tim, personnage culte* de notre équipée, – c’est-à-dire l’anti-thèse absolue de Tsegon – un Tibétain converti à 100% à la culture chinoise et doté d’un brin de naïveté attendrissante, chevauchera sa jument à travers ces grands espaces, nous aurons de plus en plus l’impression de vivre un western à travers les territoires sioux.
*Un moulin à paroles à la mode chinoise dont la tonalité atteint presque plus de 300 watts, mais fort doué dans l’apprentissage des langues étrangères.
Certains Goloks ont simplement substitué leurs chevaux à ces flamboyantes Honda, sans pour autant délaisser leurs atouts essentiels, symboles du nomadisme tibétain.
Pour nos exploits sportifs et surtout pour doubler la pulsation de notre rythme cardiaque, nous nous contenterons d’une douce montée progressive jusqu’à un petit monastère (= un gompa), entouré de drapeaux à prières.
A l’entrée du village, quelques femmes sont occupées à sculpter des « tsa-tsa », figurines de terre en forme de chorten destinées à être disposées en offrandes sur les autels pour recevoir la bénédiction des dieux.
Parmi les enfants habillés de vêtements salis et usés et aux joues totalement brûlées, un petit tulku (réincarnation d’un grand maître dit aussi « Rinpoché ») âgé de 4 ans à peine représente l’aristocratie ecclésiastique. Bien que son regard intrigue et qu’il porte à sa ceinture quelques livres religieux, il partage avec les autres enfants de son âge les mêmes plaisirs du jeu.
Dans ce monastère, un très beau Tangka aux couleurs vives et colorées représente Sakyamuni devant l’Amnye Machen.
A la fin de notre visite, nous serons bien sûr accueillis par le cérémonial du thé accompagné de beignets. En guise de dessert, le lama nous distribue ses cartes de visite – avec adresse e-mail – et nous présente avec un grand professionnalisme la plaquette du projet de construction de l’école de Maquen réservée aux enfants éloignés de toute infrastructure scolaire.
On se demanderait presque s’il n’embaucherait pas un imprimeur ou un graphiste clandestin dans l’une des tentes nomades voisines pour posséder une maquette si aboutie ! Cette maîtrise totale a de quoi surprendre dans un tel « no man’s land »…
Ravi par notre dotation commune, le lama laissera soudain apparaître un grand sourire en guide de remerciement, sans perdre toutefois son détachement religieux à travers son attitude.
Nous traversons ensuite le chantier de cette école où femmes et hommes coulent le ciment et commencent déjà à déposer les premières pierres. A quelques centaines de mètres de ces fondations, un grand drapeau à prières en forme de chorten a été construit pour vivifier le lieu.
Souvent situés à l’entrée des villages et des monastères ou niveau des cols, ces monuments funéraires conservent les reliques des grands lamas, les guides spirituels du bouddhisme.
Les chorten représentent les 3 refuges du bouddhisme :
– Le Sangha (communauté des religieux)
– Le Dharma (enseignement du Bouddha)
– Le Bouddha
De bas en haut, on retrouve les différentes étapes de l’évolution spirituelle (depuis l’enfer, la terre, l’eau et les cieux jusqu’aux symboles du Bouddha (l’air et le soleil).
Encore quelques pas en ascension douce avant le pique-nique qui se terminera sous une brève pluie ; celle-ci n’empêchant pas d’ailleurs gerbilles et marmottes de sortir furtivement la tête de leur refuge ! Et, pas mal en point non plus, le gros lièvre qui traîne devant nous son arrière-train.
Nous aurions presque tous essayé de monter la jument de Kim, suivie en permanence par son jeune poulain pour rejoindre le campement de nomades situé sur la rive opposée.
Malheureusement, le courant de la rivière, trop fort, décourage Tsegon qui préfère renoncer et ne pas prendre de risques inutiles.
Sur cette fausse défaite – car, excepté les amateurs hippiques qui se sont déjà portés volontaires, qui d’autre aurait osé affronter les eaux glacées du torrent ? – nous longerons plutôt son lit jusqu’à un campement sponsorisé par Décathlon !
En effet, point de nomades sous ces tentes, mais un groupe de Taïwanais seulement qui randonne à cheval sur le même massif. Inutile, donc, de s’aventurer et de redoubler d’efforts jusqu’à leurs tentes ! Soudain, l’exotisme n’est plus aussi intense… A la place de la visite d’un campement de drokpas (habitants des solitudes par opposition aux rongpas, les paysans), nous nous rattraperons sur d’autres gourmandises plus culinaires : saucisson, vin rouge et chocolat !
Et pour clore la soirée après la tombée de la nuit, nos deux orateurs insatiables sauront nous divertir joyeusement de blagues à la sauce marseillaise ou façon « accroupistes » (pour référence : « Ada ou l’ardeur » de Nabokov).
Mercredi 11 août.
Hennissement des chevaux, sifflement de Tim. Le décor planté n’attend que notre éveil pour rejoindre la yourte de laquelle émane des odeurs de friture.
Malgré l’humidité de la nuit, peu de temps suffit pour se réchauffer le corps et l’esprit. Presque comme le jet puissant de l’eau chaude d’une cabine de douche en pleine conversation : vision anachronique ou hallucination déclenchée par l’altitude ?
Très de diversion, pas d’échappatoire à la suite de notre histoire ! Personnelle ou collective, elle a déjà inscrit ce que nous n’avons pas encore gravi : l’ascension d’un col à 4650 mètres !
Trop tard pour les tests d’aptitude physique et de résistance à l’altitude… les lacets bouclés, il nous suffira de regarder droit devant et cela sans même réfléchir !
Juste se laisser avancer dans un exercice de contemplation avec cette sensation de liberté et de bien-être qui nous rassemble autour d’une idéologie commune. Un émerveillement unique. A partager.
Pour user de termes moins spirituels, le sentier emprunté consiste en une large piste qui monte de façon complètement progressive, toujours en longeant le cours d’eau auprès duquel nous campons chaque soir.
Matière première indispensable pour nourrir yacks et chevaux, mais aussi pour cuisiner, l’eau de la rivière nous sépare souvent des nomades auxquels nous devons laisser une certaine distance afin que leurs troupeaux puissent paître librement.
Les vallées assez larges et les pentes suffisamment sauvages permettent à chacun de trouver facilement un terrain d’entente, malgré la réputation farouche des Goloks.
Autres protecteurs des lieux : les rapaces ! Sans menacer quiconque, un grand aigle déploie sa voilure colorée juste au-dessus de nos têtes ; il nous narguera ensuite sur un plus raide chemin, planant avec une beauté vertigineuse et une aisance parfaite. Sur cette chaîne himalayenne, il définit son territoire et nous démontre son invulnérabilité. Intouchable. Royal.
Jusqu’au creux de la rivière, des champs entiers de minuscules Edelweiss grimpent jusqu’à la rive opposée, juste au pied d’un massif étonnamment plus karstique, plus minéral. Un prototype des montagnes du Ladakh et du Zanskar !
Et, lorsque les premiers rayons du soleil perceront timidement à travers les nuages, ces masses rocheuses reflèteront autant de couleurs et de lumières que leur diversité géologique, créant ainsi une atmosphère mystique, inquiétante, mais tellement belle et majestueuse !
L’arrivée au col n’en sera pas moins fabuleuse. Des rideaux entiers de drapeaux à prières battent en touchant les textes sacrés, ceux-ci emportent au ciel les prières pour atteindre les dieux. Ces latzas, des cairns de pierres sont généralement placés aux abords de lieux sacrés et les drapeaux qui les ornent symbolisent les couleurs (jaune, vert, rouge, bleu et blanc) des éléments : la terre, l’eau, le feu, le métal et le ciel.
Les drapeaux sont imprimés grâce à la technique de la xylographie : on enduit d’encre une plaque de bois gravée que l’on recouvre ensuite de tissu.
Malgré l’absence de pèlerins en circunambulation, le chemin de la khora est empreint de nombreux signes religieux et cette simple pensée n’est pas anodine pour nous. Même détachés de toute religion, un sentiment inexplicable et inconscient nous imprègne justement de cette religiosité ; pas tout-à-fait imperceptible, mais encore complètement incompréhensible.
Bonheur doublé lorsque nous marchons sous ces guirlandes colorées pour découvrir la vallée suivante cachée par nos efforts et lamentations. Et, en contrebas, juste face à nous, un cadeau de la nature : un sublime glacier. La glace fond à une vitesse impressionnante sur les 1000 vagues qui forment sa robe de glace.
Silence partagé, c’est une pure beauté. Après une séquence « contemplation », nous nous hâterons de descendre afin d’échapper au vent frais. Les quelques UV filtrants nous rappelleront de ne pas oublier les exigences et les dangers de l’altitude.
Sans peaux de yacks, nous ne pourrons point tenter de réincarnation aussi subite dans le corps résistant d’un vigoureux tibétain, pas même en plein été.
Il ne nous suffira plus que de profiter d’une éclaircie magique pour apercevoir, depuis notre campement, les hautes cimes enneigées de la chaine Amnye Machen.
Incitation au rêve ? Réveil de fantasmes alpins ? L’expédition suggérée par la seule voix de fantasmes occidentaux nous ramènera vite à la réalité du trekkeur d’un jour, sensible à l’humidité de sa tente, exposé aux infections alimentaires et non acclimaté à l’altitude ou encore trop frileux pour goûter la cuisine locale.
La charcuterie tibétaine achetée quelques heures plus tôt chez les nomades fera en effet peu d’adeptes. Même la soupe de nouilles à la tomate dont tous s’étaient régalés la veille. Mais comment expliquer cette nostalgie de saveurs occidentales parfumées et savoureuses ?
Ne nous sommes pas isolés aux confins des plus hautes montagnes pour oublier un temps seulement nos plaisirs quotidiens et en découvrir de nouveaux ?
Jeudi 12 août
Après une nouvelle nuit d’humidité, nous sommes réveillés prématurément par une chaleur insistante perceptible aux quatre coins de la tente.
Comme une « apparition divine », un événement extraordinaire. Non seulement, la surprise de découvrir un ciel azur dominé par un soleil éclatant.
Mais surtout la chance inouïe de jouir d’une vue totalement dégagée sur la chaîne toujours blanchie de la « mère » Amnye Machen. Face à nous, cet imposant massif tout de blanc vêtu qui nous illumine de son intensité.
Nous en oublierons très vite les aléas climatiques quotidiens pas vraiment en notre faveur !
Certains choisiront l’option « toilette intégrale » au grand jour dans les eaux glacées du torrent. D’autres, – eh oui, il faut parfois bien choisir son camp ! – préfèreront approcher de plus près cette invulnérable et sacrée qui nous domine tous.
Malheureusement, car il faut toujours argumenter sa propre cause, la force du courant nous empêchera de traverser le torrent pour l’ascension prévue : un sommet à environ 4800 mètres à plus ou moins 7 mètres !
Non pas déçus de ne pas avoir accompli ce fantasme presque « chauvin », nous regretterons de ne pas avoir pu nous trouver au pied de cette majestueuse chaîne toute blanche.
Cependant, au pied du glacier, le paysage laisse aussi rêveur ! Des aigles survolent sous nos yeux le pic le plus élevé, totalement dégagé. Image « carte postale », certes. Mais cela ne nous empêchera pas d’immortaliser cet instant de liberté presque égoïste.
Autour de nous, sans que la neige s’y soit mêlée, les pentes de graviers glissent comme des plaques de glace.
Aussi, nous quitteront très vite cette « propriété » qui ne nous appartient pas, pour tenter une autre petite ascension sur une colline plus verte et moins « glaciaire ». Nous précédant, un troupeau de brebis gardé par de jeunes nomades.
En les observant de loin, les troupeaux se déplacent à la vitesse d’une vague sur cette grande masse verte pentue. Sans doute est-ce là le secret des bergères si réservées qui se cachent derrière leurs foulards aux couleurs acidulées ? Comme les Goloks sur leurs motos, elles se protègent ainsi du froid, en laissant à peine apparaître leurs yeux.
Et si les hommes plutôt « dandy » réclament des photos (voire même jouent les paparazzi ou s’improvisent photographes), ces femmes aussi fines que discrètes tourneront la tête à notre passage ou bien se cacheront timidement sous leur lainage.
De retour vers le campement, nous croiserons les yacks de l’autre groupe qui nous précède de quelques jours. A priori, la pluie ne les a guère épargnés !
Sous le soleil, nous apprécions encore davantage l’heure du pique-nique.
Installés confortablement dans l’herbe d’une prairie, nous nous régalons des produits de notre terroir : saucisson et tomme arrosés d’un délicieux Bordeaux. Ces quelques délices suffiront pour nous offrir les forces nécessaires pour résister à la violente pluie qui s’abat soudain sur notre chemin.
Luxuriance et éclats de verts de toutes les nuances nous conduiront jusqu’à notre campement à vive allure.
Pourtant, l’idée de se réfugier sous 2m2 de tente avant l’heure du repas ne réjouit pas grand monde ! Il faudra quelques bols de thé et de riz, ainsi que quelques blagues « Goloks » pour divertir l’assemblée, sans alcool de riz ni chuba !
Vendredi 13 août
Encore un réveil dans l’humidité avant une nouvelle journée de marche.
Accessoire indispensable : la cape de pluie ! Nous équiperons même nos deux leaders autochtones pour les préserver des rudes conditions climatiques estivales (sic !)…
Bien que la pluie ne se retienne de nous épargner, le chemin sillonne sans difficulté mais progressivement à travers les alpages verdoyants toujours fort lumineux.
Marmottes, lapins ou gerbilles : quantité de petits et gros rongeurs détale de tous côtés ! Autant la faune que la flore, rien ne nous convainc que l’altitude moyenne à laquelle nous explorons ces hautes contrées du Tibet oriental. Pourtant, nous ne passerons aucune nuit à moins de 4000 mètres !
Ce matin, nouvel exercice périlleux : les traversées de gués. A chacun d’adapter son imagination à la situation, en fonction des difficultés techniques ou thermiques.
Devant nous, un jeune couple de Goloks en deux roues, ainsi qu’un compagnon de route. Le premier tentera le passage, sans descendre de son véhicule, mais en forçant juste un peu grâce à de rapides accélérations. En poussant légèrement avec les pieds, il parviendra à se dégager brillamment.
Le second rejoindre aussi la rive opposée sans craindre un instant de mettre les pieds dans l’eau.
D’ailleurs, une fois la moto en sécurité, il reviendra sur ses pas afin de porter sa femme – une petite silhouette frêle complètement emmitouflée – de l’autre côté du torrent.
Avant de reprendre la route, ils attendront, toujours assis silencieusement, en nous regardant traverser le même obstacle.
A l’exception de Tim et de Gaël qui auront pris le risque plus grand de glisser sur les rochers, nous goûterons tous la fraîcheur de l’eau suivant l’exemple non moins concluant de Hervé. Tous déchaussés, nous résisterons un par un à la force du courant, sans finalement trop souffrir de cette température peu chaleureuse. Anesthésiante dès le premier contact, mais supportable par rapport aux quelques petits degrés.
Comme quoi, à quelques mois près, nous rivaliserons avec les exploits de Christophe Raylat (voir photo Trek Magazine Août-Septembre 2004).
Jusqu’au pique-nique, la marche assez tonique nous maintiendra à une température constante, presque tiède.
Préoccupés par nos agapes, nous observons sur la rive opposée un petit groupe de vautours en train de déguster religieusement les restes de la carcasse d’un yack. Nous les regarderons déployer leurs larges ailes pour tournoyer majestueusement au-dessus de leurs proies.
Devant cette représentation improvisée, nous nous régalerons de nos dernières tranches de saucisson et de pain brioché sous vide.
Après une expérience de quelques jours déjà, nous avions compris les valeurs sûres !
Dans l’après-midi, nous rejoindrons un petit Gompa (Tchegena), construit à la jonction de deux rivières.
Au fond d’une petite tente, un homme taille des manis (sculptures de mantras sur des pièces placées ensuite les unes sur les autres pour constituer un mur) : il vient d’atteindre sa 10ième année de carrière en la matière.
Derrière lui, un édifice en construction. Une douce odeur de bois émane de la pièce.
Des ouvriers sont occupés à dérouler de fines feuilles gravées de mantras qui seront collées ensuite sur l’imposant plateau circulaire.
Ce monastère possède également un magnifique moulin à prières de soie jaune.
Constitués d’un cylindre creux autour d’un manche, couverts d’invocations et de mantras (formules sacrées répétées sans interruption pour protéger l’esprit), les moulins à prières symbolisent le cycle des renaissances.
Après cette rapide visite culturelle, nous nous approcherons de la falaise, juste au-dessus du croisement des deux rivières.
Sous un rideau de drapeaux à prières, deux jeunes tibétains se hâteront de gravir la pente pour nous rejoindre, tout en poussant un vieux vélo jusqu’à nous.
C’est en contre-bas, dans une vallée légèrement plus encaissée, toujours en suivant le lit de la rivière, que nous installerons notre campement.
Parmi-nous, un invité surprise ce soir : Mister Shu, notre chauffeur. S’étant trompé d’une journée sur la date et donc le lieu de rendez-vous, il est venu semer le doute sur le déroulement de la journée suivante : « come into the bus » (version Tim) ou « marche sous les gouttes ? »
Quoi qu’il en soit, nous arrosons de bière fraîche et de quelques doigts d’alcool de riz cette dernière soirée sous la tente.
Samedi 14 août
Si la neige est tombée durant la nuit sur les proches sommets ou sur les versants les plus exposés au nord, c’est un sentiment général de nostalgie qui nous envahit ce matin au moment de quitter nos « yackmen ».
La fin du voyage pourtant loin encore, voici cette triste impression que quelque chose se termine. Un morceau de vie, une petite histoire. Pourtant, nous poursuivons aujourd’hui encore notre aventure à travers les montagnes du Tibet oriental. Sur ses plus hauts plateaux.
Rebutés par la météo, plutôt froide et humide, c’est dans le bus que nous quittons le massif de l’Amnye Machen.
Dans le renfoncement d’un virage, nous aurons même la chance d’apercevoir l’écrin blanc du sommet sacré qui culmine à 6200 mètres.
Plus la vallée s’élargit, plus les campements de nomades se multiplient. Femmes et enfants sortent même de leurs yourtes en courant pour nous saluer.
Le trafic s’intensifie, les véhicules se font de plus en plus nombreux. Premiers taxis, premières lignes électriques. Nous passons peu à peu la frontière entre le monde nomade et celui des sédentaires.
Derrière nous, l’image des troupeaux de yacks conduits par de véritables cow-boys ; montés sur leurs chevaux rebelles, fiers d’être Goloks, comme leurs maîtres.
Mais, c’est dans un tout autre far-west que nous arriverons. Plus urbain, certes, mais aussi très folklorique.
En plein cœur d’un large plateau situé à 3800 mètres et entouré d’une chaîne de hauts sommets, voici Tawo : prière de laisser ton colt à l’entrée !
Petite ville commerçante essentiellement composée de deux rues perpendiculaires où les Goloks font encore la loi. Chevauchant leurs Honda décorées de grands drapeaux, ces bikers tibétains circulent au milieu des midinettes habillées « made in China ».
Cheveux longs et lunettes seventies, ils entrent en furie dans la ville, leurs femmes assises sur le siège arrière. Celles-ci, couvertes de bijoux de corail et de turquoise, ont toujours les cheveux entièrement tressés. D’autres jouent leur bol de riz à la Calamity Jane.
Parmi les échoppes, des vendeurs de scelles et de tapis de chevaux, mais aussi beaucoup de boutiques d’objets religieux tibétains. Entre un coiffeur et un petit supermarché, un magasin de disques (signe de la sinisation). Karaoké ou Kung-Fu, ici, le DVD a de l’avenir !
Certains mangent même leur bol de nouilles sautées entre les rayons !
Mais, c’est sur le marché que l’activité, en ce dimanche 15 août – qui sait si les tibétains n’ont pas un jour rencontré Marie ???) – déborde. Quincaillerie, fruits et légumes ou étalages de viande : il n’y a pas d’heure pour faire ses courses !
En attendant les clientes, certaines femmes, toujours cachées sous ce foulard qui leur découvre à peine les yeux, préfèrent coudre ou tricoter. Et, dans l’allée parallèle, nous retrouvons les hommes, en grande majorité.
Billards ou jeux d’argent, plusieurs attroupements animent joyeusement la place dans une grande convivialité ! Petits moments de divertissement pour un retour en douceur à la civilisation…
Et toujours, cette immersion dans la culture Golok, aussi ludique qu’anachronique. Véritable archétype du « far-east », cette animation évolue néanmoins dans un véritable folklore à la sauce chinoise : panneaux publicitaires, musique, émissions TV, etc…
Pourtant, malgré ce décor sinisé, les Goloks cultivent une personnalité ancrée dans une forte identité. Leurs sombres regards, mi-curieux et mi-interrogateur, contiennent à la fois mystère et arrogance.
Mais la nouvelle génération manie incontestablement mieux le « joy-stick » que le lasso !
Moins appréciés par l’unanimité, les plateaux tournants dans les restaurants…
Heureusement, ce soir, c’est dans un petit « boui-boui » dépourvu de tout kitch chinois que nous goûterons les momos cuisinés sur commande.
La fraîcheur et le raffinement de ce plat unique ne trouveront que des amateurs !
Lundi 15 août
Réveillée par une interminable et insoutenable pétarade*, je quitte en un éclair l’hôtel, pour tâter un peu de cette respiration « urbaine », alors que la ville, encore un peu endormie, se réveille en douceur.
*Nous apprendrons par la suite que les festivités avaient lieu en l’honneur de l’inauguration d’un nouveau commerce…
Les femmes nettoient les sols des boutiques ou installent les étalages. Certains « apaches tibétains » se lavent les cheveux, se coiffent ou se rasent dans les lieux publics. Dans les recoins du marché encore désertés, petite séance de Taïchi à la chinoise ou tressage de cheveux sur le trottoir.
Je me permets tout-de-même d’enjamber l’entrée pas encore sèche d’un petit supermarché pour attraper deux modestes bouteilles d’eau, dissimulées derrière un stock entier de Redbull !
A défaut de boissons énergisantes internationales, Gaël (respect, dit Nicolas !), nous défiera tous lors d’un grand concours de tsampa !
Dans ce tout nouveau restaurant tibétain intégré à une tranquille guesthouse (celle-ci introuvable même avec plan et boussole), nous saurons user de notre imagination pour arranger les recettes à notre goût, sans faire pour autant d’excès sur le beurre rance !
Contrairement à notre baptême de tsampa, le personnel ne viendra à aucun moment perturber notre dégustation.
Estomacs parés, nous nous installons dans le bus pour une longue journée de route. Jusqu’à la sortie de Tawo, un grand rassemblement de bikers : des dizaines de tentes et des centaines de Honda. Est-ce un campement volontaire, une foire exposition pour bien une réserve tibétaine ?
Respect aux Goloks que nous quitterons progressivement avec une pointe de nostalgie !
Devant nous, défileront à tour de rôle de superbes paysages tous très différents et aussi grandioses les uns que les autres : larges plaines vertes encerclées de hauts sommets, canyons ocres creusés par l’érosion, douces dunes vertes, steppes à l’infini, dunettes de sable et encore, des hauts plateaux verdoyants.
Dans une alternance d’intensités et de lumières, avec un ciel d’un éclat presque azur, notre route empruntera aussi bien des pistes sur les crêtes, dominant ainsi toute une partie du massif de l’Amdo, que des chemins à travers de fluorescentes prairies sur lesquelles des dizaines de troupeaux paissent paisiblement.
Notre chauffeur redoublera sans cesse de vigilance et de stratégie pour éviter yacks et moutons.
Moines et bergers à cheveux participent à la beauté authentique de ces grands horizons sauvages qui respirent sérénité et exception culturelle.
Nous ferons une petite pause gourmande dans un monastère construit au creux d’une roche ocre et situé dans un havre de paix absolument magique. D’ailleurs, nous aurons la chance inouïe d’assister à l’arrivée de la fameuse « Guest-star ».
L’ensemble des moines du monastère – coiffés de leur bonnet jaune – souffle dans d’énormes trompes ou joue du Lag-nga (tambours à longues manches).
Derrière ce grand cortège, un gros 4×4 « déboule », sous les yeux ébahis de vieillards et de bikers qui, comme nous, n’apercevront pas un seul des cheveux de cette réincarnation.
Heureux d’avoir participé – en présence seulement en tant que spectateurs – à cette joyeuse procession, nous reprendrons la route sans même connaître l’accessibilité de celle-ci.
Tseko – petite ville construite à l’identique de Tawo, c’est-à-dire composée de deux axes perpendiculaires où volent poussières et fumées parfumées – ne présentant pas vraiment d’intérêt touristique, nous déciderons de poursuivre notre voyage jusqu’à Repkong.
Au cours de cette brève halte, nous trouvons encore quelques occasions de croiser des femmes tibétaines coiffées de longues tresses brunes et rassemblées par de lourds bijoux d’argent.
Comme quoi, l’archétype de l’indienne n’existe pas que dans les réserves d’Amérique du Nord où les dernières tribus sont parquées dans des « parcs d’attraction » et menacées par la corruption et la prohibition.
Heureusement, l’acculturation chinoise n’a pas encore vaincu les coutumes et modes de vie de ces ethnies tibétaines, dont les visages tannés sont marqués par la rudesse du climat et l’activité quotidienne.
Non protégée par les orages et les fortes pluies, la route inaccessible depuis trois jours nous réserve quelques surprises doublement inquiétantes à la nuit tombée.
Bien que toujours goudronnée, elle n’est pas à l’abri des éboulements qui peuvent la détruire partiellement sur tout un virage en lacet juste au-dessus du vide. Au soulagement général, nous atteindrons Repkong à une heure tardive, mais sains et saufs.
L’efficacité des cuisines saura nous régaler d’une omelette garnie des champignons achetés quelques heures plus tôt à Tseko avec de petites pommes de terre sautées à la mode occidentale, mais version sucrée !
Moins respectueuse, notre dégustation de saucisson dans le petit salon excentrique qui faisait office de salle à manger chez une famille musulmane ! Est-ce la fatigue du voyage qui excusera notre geste déplacé ?
Mardi 16 août
Réveil tardif mais brutal : pas d’eau chaude avant 11h30 ! Déception pour certains, mais pas vraiment de grandes surprises pour la plupart.
Dans cet hôtel aux apparences continentales, la propreté n’atteint pas en pratique nos exigences. Nettoyage succinct avec une eau trouble et une odeur particulièrement forte, dans les chambres et le long de ces couloirs aux faux airs d’hôpitaux.
Il paraît vain de faire comprendre au personnel ce que nous souhaitons, tellement leur indifférence s’affiche sur leur visage et s’inscrit dans leurs gestes.
Fossé culturel, mais aussi conséquences d’un système de collectivisme chinois ! A chaque étage, la « femme aux clés d’or » détient l’autorisation d’ouvrir et de fermer chaque chambre
Certains se méfient d’ailleurs des incursions improvisées dans l’intimité des clients, sans la moindre pudeur.
Bien que la curiosité pour les autochtones dans les toilettes publiques communes ne surprenne plus personne, ces étranges coutumes provoquent des effets de surprise quelque peu gênants !
Au bout d’une petite route qui se transforme en chemin, juste à l’entrée de la ville, s’impose la grande cité monastique de Repkong, célébrée pour son école d’art sacré et ses fresques d’exception.
L’animation est bien moins spontanée et plus « urbaine » qu’au dernier monastère qui nous a accueilli. Les moines circulent dans le dédale de ruelles construites tout autour du monastère qui constituent leurs habitations.
Bouddhas présents et futurs géants – dont l’on a recouvert le bas du corps d’une longue robe de soie brodée – de nombreux tangkas, les 1000 bouddhas en vitrine, des centaines de livres à prières et la silhouette très féminine de Tara.
Seule divinité dans ce monde très masculin, Tara représente la sagesse féminine des Bouddhas ; elle « fait traverser » et apparaît sous 3 formes : blanche, rouge et verte.
Nous découvrons également les appartements de la « guest-star » de la veille, ainsi qu’un temple nouvellement construit qui lui est dédié, mais pas encore « inauguré ».
Situé tout en haut d’une colline, ce dernier jouit d’une vue exceptionnelle sur la ville bâtie en contrebas dans la vallée, sous les habitations des moines, des abris en bois et agrémentés de jardinets.
Impasse sur un joli monastère aux couleurs tibétaines, légèrement caché derrière deux grands arbres.
Les longues trompes et les hautbois ont sonné l’heure du déjeuner pour les moines de Repkung.
En retournant vers le centre-veille, nous descendrons une rue qui fait transition entre le monde agricole et le monde citadin.
Femmes et enfants – les plus jeunes étant déculottés – sont tous investis dans les travaux de moisson. En pleine rue, ils trient les grains de blé et forment des bottes de foin puis balaient l’espace public. Contrairement aux moeurs népalais ou vietnamiens, elles chargeront directement le résultat de leur travail sur le dos et non sur le front.
Les hommes ne participent pas aux activités agricoles. Ils préfèrent par exemple jouer au Mahjong à l’ombre des arbres.
Ce midi, de nouveaux inscrits au club des accroupistes joueront les éclaireurs dans les toilettes publiques du restaurant, celles-ci étant communes à l’ensemble du quartier.
L’après-midi sera consacrée à la visite d’un village réputé pour ses tangkas dans la campagne avoisinante.
Nous assistons encore une fois aux travaux des champs, tout autour de ces maisons, toujours construites sur le principe de petites parcelles de torchis. Le bétail en quasi liberté dans ce village nous réservera chaque fois un accueil fort convivial.
En revanche, le petit monastère qui jouxte le village manque un peu de convivialité. Les moines seront formels : entrée interdite aux femmes, sauf contre indemnité compensatoire de 50 yuans par personne.
Très vite, cette décision radicale provoque un « soulèvement général » entre les moines eux-mêmes et avec le moine qui s’est chargé de nous conduire jusqu’à sa famille ; une sorte de « business-moine » au caractère fort et au verbe bavard.
Surtout lorsqu’il s’agira de marchander pour acheter ces précieux tangkas, peintures religieuses aux détails fort minutieux.
Il fera d’ailleurs vite fortune grâce à quelques généreux acheteurs. La vitesse à laquelle il s’enrichit pourrait presque expliquer non seulement le confort de la maisonnée tout en bois, dans le style « chalet suisse » avec un jardin fleuri coquet et moquette dans la « salle d’exposition », mais aussi peut-être même la jalousie des moines voisins incapables de se remplir les poches…
Collections en exclusivité, entrée libre, thé et mignardises, mais attention, destockage massif jusqu’à 18 heures : profitez maintenant des soldes de l’été !
Nous arriverons presque trop tard pour un tour de marché, la plupart des échoppes ayant déjà fermé. Avis aux amateurs de pommes : sur les chariots, des cagettes entières en sont encore pleines (pommes ou fruits et légumes divers).
Et un homme ne manquera pas d’argumentaires pour capter l’attention des passants et attrouper les derniers visiteurs. Fort d’une longue expérience dans la grande distribution, la voix portée par un micro, il tentera de nous convaincre de l’utilisation d’un outil simple, mais indispensable : une râpe pour les pâtes fraîches.
Malgré les bourrasques de vent qui traversent les rues à la vitesse d’un cheval annonçant l’arrivée proche d’un orage, nous poursuivrons notre visite de Repkong, encore timidement animée.
Locations de films (de Jackie Chan à l’incontournable « Amélie Poulain« ), opticiens branchés, boulangeries adeptes de viennoiseries phosphorescentes et, sous les enseignes lumineuses les plus kitchs et les palmiers plastiques colorés, des barnums allument la braise pour griller le mouton.
Au milieu des cultures en terrasses, Repkong, petite ville en construction, imprégnée du monde agricole, s’éteint tout doucement.
Nous terminerons la soirée par un joyeux et gourmand dîner dans un cosy salon équipé d’une chaîne Hi fi et d’un magnétoscope, devant les images folkloriques des clips Goloks. Après les émissions « plateaux TV » réservées aux traditions Amdowas (dont les célèbres ballets aériens très colorés des danseurs à longues manches), karaoké oblige !
Et, sous les yeux amusés de deux adorables et peu timides jeunes soeurs, nous quitterons sous la nuit noire ce restaurant d’où émanent des sons disco étouffés.
Mercredi 17 août
Interrogation du jour : pourrons-nous emprunter la route la plus directe pour rejoindre Labrang ? Bien que la chance nous accompagne depuis le début du voyage – grâce à un karma collectif exceptionnel -, l’incertitude plane à chaque départ.
Si nous réussissons, nous serons le premier groupe à franchir avec succès l’ensemble des étapes du parcours, sans détours ni prolongations.
Sous le soleil, toujours, nous traversons cultures en terrasses, pistes recouvertes de sapins et canyons brûlés.
Partout, l’activité intense des champs nous offre un autre aperçu de la culture tibétaine. Sur la route, un défilé de tracteurs trafiqués perturbe la circulation de l’unique voie.
On pourrait presque croire au cortège de fin d’année du lycée agricole du quartier ! A plusieurs reprises, nous croisons une « charrette » chargée d’un groupe de femmes tibétaines. Tout sourire, elles nous offrent une miche de pain frais en échange de nos gourmandises occidentales.
Nous les retrouverons à la frontière qui sépare la province du Quinhai du Ganzhou. Le territoire Golok est bien loin derrière nous, nous voici à présent dans la région du Fleuve Jaune.
Il faudra encore un peu de patience, étant donné le mauvais été des pistes sur lesquelles nous roulons – pour atteindre la petite ville de Labrang ; la route n’est qu’alternance de slaloms entre les pierres, au-dessus du vide.
Peu avant notre arrivée, nous longeons un campement militaire et nous faisons un face à face avec un cortège de tanks chinois. Les retrouvailles avec la présence chinoise refroidissent nos rêves de « Free Tibet » (by Tsegon).
Pourtant, outre un réseau important de panneaux publicitaires d’un format de 1 x 1 mètre sur l’axe principal de la ville, Labrang ressemble davantage à un petit « Thamel » qu’à une bourgade chinoise. Sur toute la longueur de la rue, des boutiques d’artisanat et d’objets religieux, reproduites à l’identique.
Et pour la seconde fois depuis Repkong, un « rassemblement » de routards venus des 4 coins du monde !
Une nouvelle fois, le déjeuner se fera dans un petit salon obscur sans la moindre ouverture. Comme de coutume, on imagine – avec un cynisme absolu – que l’on pourrait s’attendre à ce que quelqu’un décide de « couper l’arrivée du gaz » ! Humour noir nécessaire pour apporter un peu de vie à ces arrières salles totalement impersonnelles.
Une belle éclaircie nous autorise une séance de temps libre, dédiée au shopping et à la découverte.
Au premier abord, c’est surtout les différences vestimentaires de ces femmes tibétaines, grandes collectionneuses de bijoux, qui marqueront le plus le changement de région.
La majorité des moines qui se promènent en rickshaws ou à pied portent des habits pourpres et non plus couleur safran. Ceux qui le souhaitent pourront d’ailleurs collectionner ces longues robes ou bien préférer les coiffes des nonnes !
Parcourant cette rue commerçante de long en large, on intègre rapidement le fonctionnement de cette petite ville encastrée dans les montagnes.
Nombreux supermarchés et échoppes de bric-à-brac, des dispensaires avec vitrine sur rue, dans lesquels il n’est pas rare d’apercevoir des personnes perfusées, des primeurs, des banques closes dès 16 heures, une poste à triple guichets désertée par tous les employés (jusqu’à ce qu’une tête bien endormie apparaisse soudain derrière le comptoir) et des dizaines de loueurs et vendeurs de CD et K7 vidéo. Pour les nostalgiques, pas plus simple de chiner ses clips préférés !
En revanche, nous ne trouverons nulle part sur les écrans les plateaux TV sur lesquels se produisent nos amis et meilleurs groupes Goloks !
Moins exotiques, les accroupistes, moines ou civils, dans les fossés des rues alentours.
En revanche, une petite incursion dans les ruelles transversales nous transporte à l’écart de la ville, au coeur des habitations construites à flanc de montagne.
Plus mystique, la khora ou circumambulation rituelle qui consiste à tourner 100, 1000 ou 10.000 fois autour de la cité monastique, la main droite tenue en élévation pour actionner les centaines de moulins à prières en récitant des mantras et en se prosternant genoux et ventre à terre.
Une petite colline domine l’ensemble de cette cité historique. De ce point de vue, il est intéressant d’observer la marche continue des pèlerins.
Après cette après-midi entière de liberté, nous nous rassemblerons encore une fois dans les appartements du plus heureux des couples du groupe pour un joyeux apéritif, arrosé de « cobernet » et du digestif du jour au goût énigmatique.
Nous nous dirigerons ensuite, tous plus gais les uns que les autres, vers le restaurant qui fait face au monastère. Nous laissant libre choix dans la commande, le repas s’éternisera, mais dans une bonne humeur générale.
Et les amateurs de momos de Tawo ne seront pas récompensés de leur patience, les goûts et les recettes ne se partageant pas ! En revanche, l’appétit vorace de N. compensera la longue attente : fini la politique du plat unique. Argent peu commun : la pitcho locale !
Jeudi 18 août
Amateurs de grand ciel bleu, s’abstenir ! Des pluies échappées des moussons s’abattent sur Labrang.
Une connexion internet permettra d’apprendre – via nos correspondants français – qu’un ouragan a causé de graves dégâts en Chine. Difficile de savoir exactement où cette catastrophe naturelle a pu frapper !
Pour compenser l’humidité soudaine de cette nouvelle journée qui s’éveille, nous nous régalerons de pancakes et yahourts, avant la visite de la Cité de Labrang sous la pluie.
C’est un moine anglo saxon (une première !) qui nous guidera dans cette mythique cité monastique – le plus imposant centre spirituel du Tibet oriental – fondée au XVIIIème siècle par Jamyang Zhépa. Relevant de l’école des Bonnets jaunes, il abrite l’une des plus riches bibliothèques bouddhistes du monde.
Se relevant tout juste de la politique de destruction massive menée durant la révolution culturelle, il connaît depuis 20 ans, une véritable renaissance.
Nous présentant toutes les réincarnations des premiers fondateurs, notre guide fera l’impasse sur les questions politiquement indiscrètes relatives au Panchen Lama désigné par le Gouvernement chinois.
En revanche, il faudra user de son autorité pour faire comprendre aux trois espions culturels chinois de se joindre à un autre groupe. Il nous introduira également – pour la première fois depuis notre séjour – dans la salle des prières, en plein cours de « philosophie ». De l’assemblée émanent des rires incongrus, dans une atmosphère particulière, indescriptible !
Dans un décor si riche en tangkas, bouddhas et rideaux de soie, notre présence relève de l’anachronisme et la situation présente d’un mysticisme incompréhensible ; nous nous sentons totalement étrangers !
A la grande désolation de l’équipée, nous ne croiserons pas l’ensemble des 3000 moines domiciliés dans la Cité.
La pluie toujours battante nous mènera vite vers la sortie afin de trouver refuge. Issue de secours à cette violente averse, un déjeuner léger, mais pas moins gourmand.
Tous décidés, à l’exception de notre joueur de trompe, de ne pas s’immobiliser sous la Xième goutte d’eau, nous coifferons nos capes de pluie ou vestes Gore-Tex et poursuivrons la route qui continue après le monastère.
Seul le débit intense de la rivière résonnera dans une campagne semi déserte.
A travers les plantations, nous grimperons jusqu’à de grands trous béants (entre la grotte et la caverne) destinés à accueillir les nonnes pour les séances de méditation absolue.
Poursuivant notre escalade, nous rejoindrons les ruelles boueuses d’une petit village en torchis situé au nord de la ville. Et, dominant ces galeries d’habitations précaires, une nonnerie dans laquelle nous serons invités.
Malheureusement, nous n’entendrons que le gong en signe d’appel à la prière, puis le murmure des récitations de prières lues en coeur d’une voix gutturale pour communiquer avec les divinités.
Ce n’est pas la bonne humeur pour côtoyer ces femmes au crâne rasé et tout de rouge vêtues. Dans notre descente, d’autres femmes chargées de bidons d’eau nous accompagnent sur le chemin.
Peu à peu, le bruit de la ville se rapproche et les moines font quartier libre. L’averse est terminée. Encore une fois, le « spectacle » de la khora occupe la dernière heure encore « disponible » avant le « grand rendez-vous ».
Ce soir, pas plus tard qu’à 18 heures, grand rassemblement avec l’autre groupe Atalante. Les récits des impressions et aventures de chacun alimenteront les discussions.
En revanche, moins d’amateurs et d’enthousiasme pour le spectacle folklorique qui se déroule à l’intérieur de petites tentes nomades situées à environ 15 kilomètres de la ville.
Régie son étourdissante et interruptions momentanées successives dans les chorégraphies : ce show japonisant sur des airs modernes inspirés des chants traditionnels, plairont moins que le feu d’artifice ou le reflet des sapins à la nuit tombée.
Pas un mot à ajouter pour cette dernière nuit tibétaine dont le fabuleux ciel étoilé présage un lendemain encore plus beau !
Vendredi 19 août
Comme tous les départs, celui-ci s’annoncera naturellement. Avec un brin d’organisation, nous improvisons un petit déjeuner commun dans les appartements de la famille Tortel.
Rapidement, nous additionnerons kilomètres et défilés de paysages variés, tout en réalisant que nous quittons à vive allure le Tibet historique si véritablement authentique.
Petit à petit, le décor se transforme. Des montagnes aux sommets enneigés, des plaines arrosées par des rivières haut débit, nous pénétrons dans une végétation de plus en plus aride.
Des routes en partie effondrées, nous arriverons sur de plus récentes avec marquage au sol et signalisation.
Dans les alpages, plus une tente nomade, mais de plus en plus de constructions bétonnées.
Dans ces petites villes majoritairement musulmanes où les mosquées se construisent les unes à côté des autres, les marchés de tissus, vêtements et fruits et légumes qui bordent la route contribuent à préserver un peu de convivialité au milieu de cette intense agitation.
Mais l’activité s’urbanise à une vitesse impressionnante. Les villages se transforment en villes et les villes en mégapoles. Un exemple de grosse pointure : Lanzhou.
Contrastes sans mesure entre cette capitale chinoise du Ganzhou et les cités monastiques en proie au développement touristique.
Tibet et Chine. La rencontre entre deux cultures totalement opposées qui sont amenées à s’associer, fusionner et se supporter pour ne devenir qu’un seul et même état.
Mais cette confrontation entre milieu rural et milieu urbain, entre bouddhisme et culture occidentale ne peut s’effectuer sans leurres ni désillusions ni affrontements. Un si grand fossé ne peut être refermé par une « simple » question politique et économique.
Le danger est à quantifier en usant de critères plus humains que géopolitiques.
Malheureusement, le regard du peuple ou celui des touristes n’a d’influence suffisante, pas même après 50 ans de lutte et de résistance pour éviter de poursuivre le génocide. Et, à en observer le fonctionnement et le mode de vie des nouvelles villes tibétaines, le bilan annonce un futur peu encourageant.
Seule demeure cette force croyance religieuse qui réunit un peuple entier, malgré les profondes transformations et discriminations.
Et cette pratique, source d’une force exceptionnelle, favorise la conservation d’une richesse sans valeur aux dimensions autrement plus spirituelles.
Quelque part dans l’éternité. Seul ce patrimoine culturel inestimable laisse un peu d’espoir au devenir de la culture tibétaine.
Même sans foi et sans vraiment comprendre, on arrive presque à ressentir une certaine conviction : juste inouï !
Mais la transmission de cette foi exceptionnelle ne serait-elle pas être rattrapée par l’artifice d’une consommation abondante, accessoire et illusoire ? Hélas, le monde, dans son aboutissement au sens de sa construction, ne saurait-il se résigner à rester figé ? Seules nos photos et les récits des ethnologues témoigneront du temps présent en cet été 2004.
A vrai dire, bien que citadine et élevés à la manière occidentale, nous supporterons très difficilement ce trafic incessant, ces concerts de klaxons sans entracte, l’anarchie dans la rue, les files d’embouteillage ininterrompues ou le Fleuve Jaune couleur chocolat.
Bienvenue en Chine. Avec une inconsciente curiosité, nous souhaitons tout de même découvrir, mesurer le pouls, la pulsation de cette gigantesque machine humaine. Surdimensionnée.
20h45 : Beijing. Il fait déjà nuit, mais nous ouvrons grand les yeux. Même si sa modernité dépasse n’importe quelle ville européenne, nous la traversons avec autant de plaisir qu’une ronde nocturne dans Paris.
Des enseignes lumineuses éblouissent les passants. Toute la magie du « by-night » excite les sens et la soif d’arpenter le moindre recoin. Or, notre arrivée tardive dans la moiteur de la capitale, ainsi qu’un second incident prévu ne nous autorisera qu’une brève escapade nocturne.
L’excitation collective suspendra la faim jusqu’à l’extrême gourmandise. Rendez-vous en tout petit comité à la brasserie du Crown Plaza, un hôtel luxueux qui domine la ville, depuis ses 20 étages.
Le luxe à portée de main ! Saveurs occidentales et service privilégié (il sonne déjà minuit !) dans un décor calme, frais et reposant, nous apprécions cet instant délicieux, sans limites et avec une impression d’anachronisme absolu, mais une impression de déjà vu. Déjà vécu.
Retour tardif (1 heure du matin !) dans notre charmant hôtel traditionnel, tout de rouge et de bois vêtu dans le quartier typique des Hutongs. Maisons basses et cours cachées, les habitations sont construites dans un dédale, véritable enchevêtrement de ruelles perdues dans l’obscurité.
Seule la clarté des lampions sur la rue éteinte saura nous guide jusqu’au fond de notre lit.
Samedi 20 août
Réveil anticipé, surprise par la chaleur et réveillée par la lumière. Nouvelles surprises, nouveaux plaisirs : le petit déjeuner occidental servi dans l’une des cours intérieures de l’hôtel.
A priori, l’adresse semblerait très « franchouillarde » ; l’ami Routard aurait-il goûté à ces mêmes petits riens qui font que l’on se sent bien ?
A quelques centaines de mètres de là, l’animation matinale ne manque pas. A défaut de footing sur la « Prom’ », des petits espaces de remise en forme avec « accessoires de torture » ont été prévus pour les amateurs d’activité physique.
D’autres préféreront exercer librement Taï-Chi ou mouvements de gymnastique sans enchaînement cohérent pour les non-initiés : va-et-vient des bras ou frottement de la nuque contre un arbre. Aucune pudeur, pas même sous les yeux d’un public non averti !
Dès que nous nous éloignons des Hutongs, nous circulons dans de larges artères, de grands boulevards étonnamment propres. Tout autour de la ville, des périphériques encadrent d’immenses buildings.
Plus étonnant encore, une voiture qui ose faire marche arrière ou bien des véhicules qui empruntent les voies de bus, malgré l’intensité du trafic.
Cela sans nous rappeler l’anecdote de la veille : un homme balayant la bande d’arrêt d’urgence sur l’autoroute !
Mais, outre une architecture et des infrastructures doublement plus imposante que notre paysage européen, le plus impressionnant et visible à nos yeux, c’est ce ciel incolore qui couvre la capitale, empêchant ainsi tout rayon de soleil de filtrer. Cette épaisse couche mi grise mi verdâtre qui imprègne toute la ville, c’est l’une des plus grandes pollutions de toute la planète. Totalement inquiétant. On aurait presque l’impression de se retrouver dans le décor du film mythique d’anticipation des années 70, « Soleil vert ».
Pas tout à fait encore apocalyptique, la visite de la Cité Interdite, illustration parfaite du tourisme à la chinoise : une foule humaine complètement désorganisée et sans le moindre civisme ; l’anarchie sinon rien !
Difficile d’échapper aux mouvements de cette marée touristique ! Un semblant d’isolement sonore grâce à l’audio guide qui reconnaît – à partir d’un système d’infrarouges – les différents lieux d’exposition méritant explications et précisions historiques.
Heureusement, dans certains pavillons, nous parviendrons à trouver des moments plus sereins, en harmonie avec ces petites cours arborées qui continuent à diffuser des parfums d’histoire sur des airs de musique traditionnelle ! Impératrices ou concubines, le passé a laissé quelques traces dans cette fabuleuse enceinte.
Pris de cours par une forte averse, nous ne pourrons poursuivre la visite vers la Colline de charbon réputée pour ses démonstrations de Qi Quong, ses ateliers de calligraphie ou autres surprises.
Nous quittons donc les « Champs-Elysées pékinois » pour nous réfugier dans un tout autre havre de paix : le Shangri La Hôtel.
Située à l’extérieur de la ville, cette grande tour, vitrine d’une enseigne internationale nous accueillera malgré nos allures de pèlerins, pour une dégustation de « Dim Sun ».
Vapeurs ou frits, l’assortiment choisi à dominante de crevettes régalera tout le monde ! Une délicieuse spécialité cuisinée dans un raffinement digne d’un hôtel 4 étoiles !
Le choix de cette adresse sélecte excentrée simplifiera la suite de notre parcours. Tout près du Shangri La, l’illustre « Palais d’été » qui attire grand nombre de visiteurs.
Etant donné l’enfilade de bus immobilisés en un gigantesque embouteillage, l’exploit de la journée sera d’avoir retrouvé dans le plus grand hasards, le solde du groupe : une équipe gagnante ne se sépare jamais !
Moins réussi, le coup double de l’après-midi qui découvre l’un des rouages de l’arnaque à la chinoise : une Rollex achetée à la sauvette qui coûtera bien cher à son acquéreur, à présent en possession de roubles biélorusses !
Seconde surprise dès les premières minutes de notre visite avec « guide humain », celui-ci se voyant confisquer avec une extrême violence son faux badge de guide interprète. Nous devrons même simuler notre compréhension en lui remettant un courrier en sa faveur ! Que d’émotions burlesques pour une première et brève incursion dans Beijing !
Promenade le long du lac dans le plus long corridor et jusque dans les pavillons qui dominent le par cet l’ensemble et de la ville sous la brume : c’est une longue visite que nous consacrerons à ce second lieu historique.
Avec tout le plaisir de déambuler dans les allées de plus en plus désertées jusqu’à la fermeture générale.
Malgré la forte affluence touristique, nous rencontrerons quelques difficultés à faire comprendre notre destination suivante au chauffeur de taxi lambda. Malgré l’embarras du choix et l’attroupement qui étudie avec l’attention le plan de la ville, nous craignons un instant que personne ne connaisse le marché de nuit pourtant réputé par son emplacement fort central dans la capitale, ni même l’avenue Donganmen, archétype des Champs-Elysées où s’additionnent les magasins de luxe et de contrefaçons. Paradis de la fringue, mais aussi du fast-food, l’animation est à son trop quand nous débarquons enfin.
Substituant les glaces fort appréciées par les tibétains, ce sont des saucisses en bâtonnets que dégustent les enfants : l’équivalent « d’esquimaux chipolatas » !
Moins appétissantes, les brochettes non moins réputées, de scorpions, chenilles ou autres larves qui grillent de toutes parts diffusant une odeur forte assez infecte.
Pourtant, l’animation dans les ruelles de ce marché couvert fascine tous les curieux ; un véritable spectacle de rue ! On y mange debout ou assis près des souks de souvenirs ou d’un « concert live » délicieusement kitch (ou une castafiore chinoise qui chante depuis le balcon de l’un des restaurants…).
Tout le quartier est animé d’une vie fort intense. Aussi folklorique sur ces avenues couvertes de panneaux publicitaires colorés, un stand de démonstration qui fait la promotion d’une marque de shampoing.
Sur un podium, 3 femmes se trémoussent, habillées d’une écharpe honorifique comme des candidates à l’élection de Miss France du Comité Madame de Fontenay.
Fini les clichés de cette agitation nocturne, nous voici « A la recherche du canard laqué », un nouvel épisode dans le quartier de la place Tien An Men. Une série de restaurants typiquement chinois bordent une grande avenue.
Malheureusement, comme la majorité des taxis ne connaît pas suffisamment la ville ou ne décodent pas l’anglaise, nous aurons une chance sur trois pour arriver à destination. Grâce au numéro magique griffonné sur la carte du restaurant, notre driver prendra l’initiative de téléphoner à deux reprises à ladite adresse pour nous déposer à bon port, destination finale de cette première aventure pékinoise.
Un peu usés par le rythme effréné de cette longue journée, le repas « final » tant attendu manquera hélas d’enthousiasme. Est-ce la seule idée du départ qui nous rend si mélancoliques ?
Avant même de quitter pour de bon le sol asiatique, nous anticipons sur la triste réalité. Nous ne voyageons plus que dans le souvenir, dans la nostalgie du passé.
La conscience du retour surgit soudain sans explication, presque de nulle part. Pourtant, nous sommes bien là, tous réunis et attablés pour partager encore et poursuivre jusqu’aux derniers instants, l’aventure, l’évasion.
C’est pourquoi nous nous devons de célébrer ce dernier dîner avec toute la joie et la bonne humeur qui ont accompagné ces deux riches semaines partagées passion, curiosité et enchantement. Même si ce soir, c’est déjà un premier départ, prématuré.
Ancrés dans notre souvenir, dans nos yeux comme dans le cœur, ces images uniques et insolites appartiennent désormais au temps passé, à notre vécu. Le temps d’un voyage seulement, nous aurons respiré un peu de ce souffle qui fait encore vivre dans des immenses solitudes hostiles, un peuple entier.
A mi-chemin entre le ciel et la terre, où la vie semble immuable.
Ni notre passage ni notre départ ne saura perturber la farouche détermination de ces terribles Goloks. Au début du XXIème siècle, méprisés par Lhassa, ces bandits redoutables pillaient toutes les caravanes qui osaient traverser leur territoire.
Ayant constitué avec les Khampas du Kham le noyau dur de la résistance à l’oppression durant la révolution culturelle, ils continuent à lutter pour préserver leur identité.
Aujourd’hui, plus gentilshommes que brigands et plus fidèles à leur religion et à leur mode de vie traditionnel que jamais, même en liberté très surveillé, les nomades Goloks cultivent leurs traditions.
Le temps s’est figé dans la légende. Et cette légende est bien réalité. Les transhumances ancestrales se perpétuent encore.
Pourtant, à cette heure, seules les images immortalisées et notre imagination ne nourrirons plus que notre souvenir : ici, se termine notre aventure nomade.
Un petit bout de chemin infiniment minuscule à travers le Tibet oriental, quelque part sur le Toit du Monde.
Lorsque la page sera totalement tournée, nous aurons revêtu nos habits de sédentaires. Prêts à nous lever chaque matin pour partir dans la même direction en répétant chaque jour les mêmes gestes et en se coucher chaque soir dans le même lit.
Comme des pantins, nous réaliserons de nouveau ce qui constitue notre quotidien, tel que nous l’avons chacun construit, par notre personnalité, notre histoire et notre expérience.
Semé d’embûches, de surprises ou de joies, notre devenir saurait-il échapper définitivement au rêve ? Se résigner à notre simple quotidien ?
Comment croire que rien n’est jamais figé, que tout est soumis à une évolution perpétuelle ?
A travers la doctrine bouddhiste, nous saurons trouver la réponse suivante…
Il dépend à chacun de nous de veiller à son karma pour que les « états » se succèdent, les « renaissances » se perpétuent, comme l’illustre Samsara :
Om Mani Padmé Oum
« Salut O joyau dans le lotus »
Célèbre mantra de Chenrezig, protecteur du Tibet, boddhissatva de la compassion.